Derrière toute superstition populaire, il y a une raison objective, une base matérielle. Et quand cette superstition est commune à toutes les cultures de la Méditerranée voire d’ailleurs, il est encore plus absurde de la prendre avec condescendance et mépris.
C’est justement le cas du « mauvais œil », ou « ayin hara » en hébreu, ou encore « el ayin » (= « l’œil ») en arabe.
Le saviez-vous ?
Le mauvais œil consiste en un mauvais sort jeté par un simple regard envieux, parfois sans même s’en rendre compte. Ainsi, une personne peut faire vous faire des compliments, mais avec des arrières-pensées – avouées ou pas – de jalousie, et… hop, elle vous a « jeté l’œil » !
Les enfants, les animaux, les moyens de transport sont particulièrement sensibles à l’ayin, et il est donc traditionnel, après des éloges, de répondre par une invocation du type « D.ieu préserve » (les personnes musulmanes superstitieuses répondront, elles, « Mash’allah » = « c’est ce que veut D.ieu »).
Une fois atteinte par le mauvais œil, une personne perd son dynamisme et son appétit, semble plus fatiguée, et peut cumuler les maladresses et autres poisses…
Les amulettes sont un moyen traditionnel de se protéger de l’œil. Le fil rouge au poignet gauche est ainsi censé éloigner le mauvais œil, mais il est spécifique aux personnes juives (évitez la laine par respect pour les animaux !). Plus généralement, on pensera au khamsa ou « 5amsa » (= « cinq » en arabe, pour les cinq doigts de la main), voire à une amulette en forme… d’œil justement, le plus souvent bleu.
D’ailleurs, les yeux peints sur les bateaux de l’Antiquité, qu’ils soient grecs, égyptiens ou phéniciens, montrent à quel point cette superstition est ancienne et répandue autour de la Méditerranée.
Il faut également savoir que le mauvais œil existe également chez les ashkénazes. En effet, la Torah elle-même parle de ayin hara, déjà à propos de Sarah qui était stérile et jalouse de sa servante Hagar, mais aussi à propos du roi Shaoul qui est jaloux du futur roi David. Le Talmud en parle également, et précise même que les poissons sont insensibles au mauvais œil !
Voilà pour quelques éléments rapides à propos du mauvais œil.
Mais pourquoi cette superstition est-elle encore aujourd’hui si vivace ? Il faut en fait comprendre que quand on est « déboussolé » par ce qui est nouveau, on se fait happer par l’ancien, qui peut être très ancien…
C’est pourquoi la croyance au mauvais œil est encore très ancrée chez les masses populaires arabes de France, qu’elles soient juives ou musulmanes, qui sont souvent passées brutalement d’Afrique du Nord en France, des campagnes aux villes, bref de la féodalité à l’impérialisme.
Le mauvais œil est donc une trace culturelle de la féodalité, qui n’est sans doute pas prête de disparaître, tellement la vie quotidienne dans le capitalisme peut être absurde, incompréhensible, et tellement nos relations humaines sont déformées par la concurrence… donc par la jalousie qui est justement la base du mauvais œil !
La persistance de cette superstition est encore plus flagrante chez les femmes. En effet, les femmes marquées par tout le poids du féodalisme interprètent les « coups du sort » comme des processus mystérieux, hors de leur portée, car elles subissent une énorme oppression supplémentaire : à tous les niveaux de leur vie, les hommes s’interposent entre les femmes et le monde – comme des ombres…
Pour finir, en quoi la croyance au mauvais œil est-elle populaire ?
Tout simplement parce que cette peur reflète la situation d’oppression, de concurrence et d’isolement qui est le sort des individus exilés dans les métropoles inhumaines du capitalisme. En réaction – évidemment irrationnelle – à cette situation, la lutte contre le mauvais oeil reflète un refus violent de toute hypocrisie, jalousie et mesquinerie.
Le peuple n’en peut plus de la concurrence malsaine, le peuple exige la sincérité ! Seulement voilà, sans drapeau rouge, la lutte contre l’aliénation prend elle-même une forme aliénée !
Gérard Cattan