Après deux semaines de bataille rangée dans le centre du Caire, le printemps arabe fait vaciller le pouvoir.
Professeur en chirurgie maxillo-faciale, Samar a gagné « beaucoup d’argent » en exerçant quelques années en Arabie saoudite. A 45 ans, elle travaille maintenant chaque après-midi, bénévolement, dans un hôpital public du Caire. « J’ai vu tellement de misère, de souffrance et d’incurie que j’ai compris qu’il fallait changer ce régime, explique-t-elle. En médecine, ça s’appelle une gangrène, il faut amputer. » Presque timide sous le foulard islamique qui lui enserre la tête, elle dirige le dispensaire d’une main de fer. Divorcée, elle vit seule dans un quartier cossu avec sa fille Annah, 14 ans, qui suit les manifs à la télévision : « Ça la rend folle d’inquiétude que je vienne ici, elle essaie de m’en empêcher. Ma mère non plus ne comprend pas, elle pense que nous semons le chaos. » Chaque matin, dès la fin du couvre-feu, Samar rejoint la place à pied, malgré l’étau de l’armée qui se resserre. « Maintenant, ils m’empêchent d’apporter de la nourriture et des médicaments », raconte-t-elle. La nuit, tandis que l’écho des armes automatiques résonne dans les ruelles adjacentes, les manifestants sont obligés de dormir devant les chars pour éviter qu’ils n’avancent et réduisent encore l’espace de liberté.
Le mois dernier, Samar était d’abord venue manifester « pour être avec [son] peuple ». Elle n’a enfilé ses gants de chirurgien qu’en découvrant le nombre de blessures graves infligées par la police. Il faut soigner et recoudre tout de suite, sur place, à quelques mètres des affrontements, pour éviter que les manifestants ne meurent d’hémorragie. D’autant que les émeutiers pro-Moubarak arrachent parfois des ambulances les blessés qu’on tente d’évacuer. Sur la place Tahrir, certains insurgés se sont improvisés brancardiers, ou guetteurs, juchés sur des lampadaires pour observer l’approche des forces progouvernementales. Des volontaires assurent le service d’ordre, d’autres se font éboueurs ou nettoient les latrines de la grande mosquée, où tout le monde se rend.
Les blessés de Samar gisent sur des tapis à même le sol. Ils encouragent de la voix leurs compagnons qui repoussent les assauts avec des pierres et des bâtons, parfois même à mains nues. « En une journée, on a traité 200 blessés et trois personnes sont mortes, rien que dans mon poste avancé », se désole Samar. Les tués ont tous été victimes de snipers, ce qui fait douter certains manifestants de l’armée, qui a pourtant promis de ne pas tirer sur la foule. « Moi, je suis médecin, je ne colporte pas de rumeurs. Les impacts de balles sont très précis : des tirs à la tête ou au cœur », dit Samar.
"LES IMPACTS DE BALLES SONT TRÈSPRÉCIS, DES TIRS À LA TÊTE OU AU CŒUR"
Ghareeb Abbas, 32 ans, s’est fabriqué un gourdin avec un tuyau en métal. « On n’arrête pas de devoir se battre, dit-il. Cette nuit, j’ai eu zéro heure de sommeil. » Avec ses lunettes à montures rouges, sa calvitie précoce et son bouc bien taillé, il n’a pas le physique de l’emploi. Dès que les guetteurs donnent l’alarme en sifflant, il monte pourtant au front à grands cris de « Allahou Akbar ». « Tenir cette place coûte que coûte, c’est notre dernier espoir », affirme-t-il. Graphiste free-lance, Ghareeb habite encore dans la maison de son père, cadre à l’usine Pepsi-Cola. « J’ai réalisé que ça ne servait à rien d’avoir une bonne petite vie s’il n’y a toujours pas de goudron dans les rues, si les égouts débordent, si les gens crèvent de faim à quelques portes de la mienne », dit-il. Deux fois par semaine, six heures par jour, il anime sur Internet des forums anti-Moubarak en contournant la censure. Un mouvement discret mais au potentiel colossal quand on connaît la passion des jeunes Egyptiens pour le Web, dans un pays de 85 millions d’habitants où les 15-32 ans forment presque la moitié de la population. Ghareeb veut rester sur la place jusqu’au départ de Moubarak. « Ce n’est pas de l’acharnement mais du réalisme, dit-il. Sinon, dès que le reste du monde regardera ailleurs, le régime reprendra tout ce qu’il a cédé. »
Ghareeb ne veut pas mourir. Mais il croit au « Shahid », au martyr : « Les Occidentaux assimilent ça aux attentats-suicides d’Al-Qaïda. Mais pour moi, ça veut dire que, si je meurs ici, j’irai directement au paradis, parce que j’étais au service de mon peuple. » Il est convaincu qu’une nuit les forces de sécurité vont envahir la place pour crever l’abcès démocratique. Ceux qui en réchapperont seront poursuivis par la police, mis au secret. « D’anciens prisonniers, clochards dans mon quartier, ont été tellement torturés qu’ils ne savent même plus où est leur maison. A tout prendre, ce sera peut-être mieux de finir ici. J’ai la certitude que le moment venu je serai à mon poste pour défendre cette place. Je n’hésiterai pas, je ne faiblirai pas, je m’interdirai même de me poser des questions. » Ghareeb parle en anglais, d’une voix calme. Puis il sourit, explique qu’il apprend le français pour émigrer au Québec. « Si la révolution échoue et que j’en réchappe... »
Quand les blessés autour de Ghareeb sont trop grièvement atteints, ils sont portés jusqu’à la mosquée où les Frères musulmans ont installé un hôpital de campagne. Plus d’une cinquantaine de personnes y sont mortes ces dernières semaines. « C’est vraiment très dur », dit Ahmed Chabaan, assis dans la crasse parmi des dizaines de convalescents. Ahmed, 26 ans, tient le blog de l’hôpital et parle parfaitement le français. Issu d’une famille pauvre, il étudiait les langues à l’université Al-Azhar quand le centre culturel de l’ambassade de France l’a repéré et envoyé dans un lycée de la banlieue parisienne comme assistant de cours d’arabe. Une copine l’a invité à Grenoble découvrir la neige. « On se serait cru dans “Les bronzés font du ski” », dit-il. Son sourire s’estompe alors que lui reviennent l’odeur du sang et les râles autour de lui. « Au début de cette révolution, j’étais heureux. Maintenant, quand je vois les Egyptiens se battre entre eux, j’ai peur. » Il n’ose plus rentrer chez lui ; il a reconnu certains de ses voisins parmi les émeutiers pro-Moubarak. « C’est pas bon de rester ici, mais c’est mon rôle de mettre les photos sur Facebook, poursuit-il. Tant que les médecins seront là, je resterai. » Ensuite, s’il échappe aux rafles, Ahmed espère obtenir un statut de réfugié politique et partir à Paris. Il n’y croit pas beaucoup : « On est mal barrés. »
« D’une certaine façon, la révolution a déjà gagné, dit Amr Waked, bien plus optimiste. Les Egyptiens ont secoué leur peur du régime, ils retrouvent leur dignité, c’est une immense victoire. » Il sourit aux jeunes qui le photographient. C’est une star, que beaucoup considèrent comme le nouvel Omar Sharif. Il a joué le terroriste arabe face à George Clooney dans « Syriana » et vient de terminer « Contagion », de Steven Soderbergh, avec Matt Damon. Présent place Tahrir depuis le début du soulèvement, il y est un manifestant comme les autres. Amr, qui reçoit d’innombrables appels de journalistes du monde entier, a décidé d’utiliser sa notoriété pour contrebalancer « la propagande à la Mussolini » délivrée par les médias officiels. « J’essaie de dire que ce ne sont pas seulement les Frères musulmans et les racailles qui sont ici, mais l’Egypte tout entière. » Son frère, actif dans un mouvement démocratique, a été arrêté la semaine dernière, par la police secrète. « Ils l’ont littéralement kidnappé.
C’est ça la réalité d’une dictature, où on t’arrête pour quelque chose que tu dis. » Lui-même n’est pas trop inquiet qu’on l’interpelle. Comme le gouvernement affirme qu’il s’agit d’une révolution islamiste menée par les Frères musulmans, « ce serait ridicule d’emprisonner un acteur marié à une Française et qui boit du vin », dit-il en riant. Il affirme que l’arrestation de son frère lui a donné « plus de courage ». « Tous ces morts, tous ces blessés juste pour préserver le confort d’un système et l’orgueil d’un vieillard, c’est scandaleux, s’emporte Amr. S’il aimait vraiment l’Egypte comme il l’affirme, Moubarak partirait. »
Alfred de Montesquiou - Paris Match